C'est déjà l'été à Umeå. Aux terrasses des cafés, dans les parcs, sur la promenade le long du fleuve Umeälven, tout le monde profite de la lumière qui ne s'éclipse plus que quatre heures par jour en ce début du mois de juin.
Ville universitaire de 134 000 habitants, centre névralgique de la province de Västerbotten à 600 km au nord de Stockholm, Umeå a un atout de taille : elle est la cité la plus féministe de Suède, pays connu pour être à la pointe de l'égalité femmes-hommes. C'est dire l'enjeu.
Vérification faite auprès de jeunes étudiantes qui se prélassent au soleil après leur journée de travail à l'usine Volvo Trucks, leur job d'été. "On est de la même promo à l'université, en troisième année d'ingénierie, explique Tilda Westin. Je me sens très libre sur le campus et dans la ville, je n'ai jamais été harcelée dans l'espace public. On est déjà 30 % de filles en ingénierie, et cela augmente. Dans les programmes à la fac, on met le focus sur les femmes dans les domaines techniques, et on nous enseigne l'histoire de la ville et son passé radical. Je ne suis pas du nord de la Suède mais je ne changerais rien ici..."
Pas de harcèlement de rue
Heaven Small(1), 27 ans, musicienne et DJ, et sa cousine Davina Fellgård(2), 21 ans, elles, sont nées près d'ici. Sans surprise, elles aiment la nature, se déplacent à vélo et s'habillent comme cela leur chante.
Un mode de vie qu'elles savourent – c'est à l'étranger, et notamment en Grèce où Davina a des shootings mode, qu'elles ont découvert le harcèlement de rue et le sentiment d'insécurité. Elles font carrière mais restent aimantées à leur ville natale où elles ont pu devenir ce qu'elles sont, des femmes libres.
Sur la photo : étudiant·es en ingénierie à l’université d’Umeå, Shoghik Grigoryan, Sam Moeini, Tilda Westin, Jelena Nääs et Mattias Ridhagen ne sont pas originaires du nord de la Suède mais apprécient la politique féministe de la ville.
Un musée dédié aux femmes
À première vue pourtant, rien ne distingue Umeå d'une autre métropole. Puis, on remarque des panneaux de signalisation avec une silhouette féminine avant de tomber sur le seul musée dédié à l'histoire des femmes en Suède, et l'unique œuvre d'art au monde qui rende hommage au mouvement #MeToo, celle de l'artiste Camilla Akraka intitulée "Listen".
Son puma, rouge de colère, rugit sur la place Rådhustorget pour que l'on écoute les femmes quand elles parlent des violences subies. Tout comme le musée, la sculpture a été financée par la municipalité qui a intégré la perspective de genre dans toutes les sphères de la vie locale, l'éducation, les transports, l'urbanisme, la culture, le sport. Une politique menée par des fonctionnaires investis sous la houlette des "Responsables d'égalité des genres", Linda Gustafsson et Annika Dalén.
Ces féministes ne sont pas issues d'une génération spontanée. "Nous sommes deux à ce poste depuis 2018, mais Umeå a été pionnière en le créant dès 1989. Aujourd'hui, il existe des 'responsables d'égalité des genres' dans plusieurs cités suédoises. On intervient sur la politique générale de la ville mais aussi sur des points précis, notamment sur l'aménagement urbain. Cela reste un travail à mener sur le long terme."
Sur la photo : Commandée par la municipalité à l’artiste Camilla Akraka, "Listen" est l’unique œuvre dans le monde en hommage au mouvement #MeToo.
Un long combat
Cela aura aussi été un long combat. Avec son T-shirt noir siglé "Feminism not fascism" Gudrun Nordborg, 77 ans, femme de gauche, élue au Parlement depuis 2022, est une des figures historiques du mouvement féministe.
"C'est en venant étudier le droit à Umeå que j'ai découvert son université, créée en 1965, rebaptisée 'l'université rouge'. Si la ville est devenue ce qu'elle est, c'est grâce à nos combats. Pour obtenir un refuge pour femmes, nous avons occupé, en 1983, une première maison pendant trois mois, puis deux ans plus tard, la 'Villa jaune', encouragées par la population qui nous livrait des repas. La municipalité a fini par accepter notre revendication. Il nous aura fallu du temps pour faire admettre l'ampleur des violences conjugales et sexuelles, ou plus récemment la notion de consentement. Mais aujourd'hui, les jeunes hommes sont très différents de ceux de ma génération, très au fait des questions de genre, ils nous soutiennent."
Sur la photo : Agente de sécurité et étudiante en droit, Emma Bengtsson, 31 ans, élève seule deux enfants, et estime ne manquer de rien grâce à la politique sociale de la Suède et aux associations d’Umeå.
Un traumatisme qui a transformé la ville
À ces luttes féministes s'est ajouté un événement dramatique qui a marqué, à jamais, les habitant.es : de 1998 à 2005, un violeur en série a semé la peur à Umeå. Heaven Small n'était alors qu'une petite fille : "Et pourtant, je m'en souviens. J'étais terrifiée, ma mère venait me chercher à l'école, chez mes amies, jusqu'à ce qu'on attrape ce mec, un père de famille, a priori normal..."
Mikael Berglund, à la tête du comité de l'urbanisme de la municipalité, en est convaincu : ce trauma social a influé sur la politique de la ville. "Les hommes ont alors pris conscience de ce que vivaient les femmes, cela nous a rendus solidaires et nous a obligés à repenser l'espace public. Les violences dans la sphère privée sont loin d'être réglées, mais, selon une étude de la police nationale menée sur tout le territoire, notre cité est très sûre. Et selon notre enquête, réalisée le mois dernier, si on compare nos transports publics à ceux d'autres villes, ils sont les plus sûrs aussi. Cela n'est pas dû au hasard."
"Si vous portez des lunettes 'égalité des sexes', votre regard inclut systématiquement le point de vue des femmes, et si elles et les enfants sont en sécurité, tout le monde l'est", complète Janet Ågren, maire adjointe d'Umeå.
Sur la photo : Davina Fellgård et Heaven Small sont cousines. Mannequin et musicienne, elles mènent carrière, mais reviennent toujours à Umeå, où elles ont grandi et se sentent libres et en sécurité.
Le "déneigement genré"
Il faut imaginer la vie, l'hiver, à 300 km du cercle polaire, la nuit interminable et la neige abondante qui compliquent les déplacements et génèrent de l'anxiété. "D'octobre à fin avril, nous pratiquons ce que nous appelons le 'déneigement genré', explique Mikael Berglund. On a longtemps déneigé en priorité les routes principales, or les voitures sont majoritairement conduites par les hommes, tandis que les femmes et les enfants marchent, prennent le bus, le vélo. On a mieux éclairé les rues, permis de faire stopper les bus en dehors des arrêts. Les femmes veulent être vues et voir ce qui les entoure. Quand on construit des immeubles, on veille à ce que les portes donnent sur la rue et non sur le jardin derrière. Et nous comptons aussi sur le 'home courage'. Nous incitons les voisins à intervenir ou à appeler la police en cas de violences domestiques. Nous devons tous être vigilants."
"Nous devons continuer de bâtir en pensant aux groupes les plus fragiles pour conserver la mixité sociale." Anna Flatholm, architecte de la ville
En Suède, les HLM n'existent pas. Les appartements du secteur public sont accessibles à tous, sans distinction de revenus, et les montants des loyers servent de référence pour le marché privé. Ce qui assure une plus grande mixité sociale.
"Notre politique d'urbanisme est de mêler, dans le même quartier, propriétaires et locataires, maisons familiales, condominiums, appartements, en pensant notamment aux mères célibataires et aux familles recomposées, confirme Linda Gustafsson. Si vous divorcez, vous devez pouvoir rester dans votre quartier et vos enfants dans la même école."
Sur la photo : "Julia" est une sculpture en fonte de l’artiste espagnol Jaume Plensa, érigée en 2020 sur le campus des Arts, le long de la rivière Umeälven.
Une approche féministe
Résultat : 91 % des femmes et 89 % des hommes sont assez ou très satisfaits de leur logement(3) . Pour Anna Flatholm, architecte de la ville, "l'approche féministe vient naturellement à tout architecte, ce qui nous différencie peut-être du reste de l'Europe. Et plus encore dans cette ville qui fut la première à ouvrir, au début des années 70, un jardin d'enfants. Pour nos projets au plus près de leurs besoins, on enquête auprès des citoyennes et des citoyens, on leur demande 'Qu'est-ce qui vous manquerait si vous deviez quitter votre quartier ?' Et aussi, 'Comment utilisez-vous les espaces publics ?' Les jeunes hommes ont des terrains de foot et des skate parks, les filles n'en sont pas exclues, mais quand elles veulent se retrouver, elles finissent dans un McDo et paient pour se voir. C'est injuste."
"Ma fille de 9 ans a eu des cours d'éducation sexuelle. Dès la maternelle, on leur apprend à garder leur intégrité physique. Je suis née à Umeå et je n'en partirai jamais." Emma Bengtsson, 31 ans
Des ateliers ont été mis en place avec des adolescentes pour désigner avec elles la Frizon (zone libre), leur lieu idéal. "On a imaginé des bancs en forme de grandes balançoires, à leur hauteur, chacun pour cinq à sept filles, poursuit Anna Flatholm. C'est près de la promenade, donc sécurisé avec un café kiosque. Nous devons continuer de bâtir en pensant aux groupes les plus fragiles pour conserver notre principe de mixité sociale. Je rappelle que l'extrême droite n'a pas remporté les élections ici(4) ."
À la mairie d'Umeå, on confirme : "Nous n'avons pas commis l'erreur de Malmö et de Stockholm qui ont éloigné les populations immigrées en périphérie, dit Mikael Berglund. Nous sommes des sociaux-démocrates, pas des révolutionnaires mais des réformistes."
Sur la photo : Anna Flatholm, architecte de la ville, à Frizon. Un lieu de socialisation imaginé et désigné par et pour les adolescentes.
"Ici, la notion de consentement est entrée dans les mœurs"
Emma Bengtsson, 31 ans, aime à dire qu'elle est une garde du corps d'Umeå. Elle est agente de sécurité tout en achevant des études de droit pour être magistrate. Elle vit seule avec ses deux enfants. "J'ai divorcé, leur père n'est plus sur la photo, c'est un soulagement, je n'ai plus à les protéger de sa violence. Il ne paie rien. Grâce aux aides de l'État, l'allocation logement et toutes les activités gratuites offertes par la ville à mes enfants, on vit bien. Sans oublier le soutien des nombreuses associations féministes."
Cela lui plaît d'être une femme dans un milieu très masculin, balayant les stéréotypes. "Ici, le pouvoir féminin est mis en avant. La notion de consentement est entrée dans les mœurs. Ma fille de 9 ans a eu des cours d'éducation sexuelle. Dès la maternelle, on leur apprend à garder leur intégrité physique. Je suis née à Umeå et je n'en partirai jamais."
Linda Gustafsson et Annika Dalén nous ont donné rendez-vous dans le fameux tunnel qui relie la gare au quartier résidentiel de Haga, détruit après l'agression de plusieurs femmes. Le nouveau est lumineux, sans piliers ni angles morts, avec une fresque et les mots de l'écrivaine Sara Lidman.
Leur nouvelle mission : atteindre la neutralité carbone d'ici 2030 à Umeå. "Or 50 % des émissions carbone proviennent des foyers, et la cause principale en est la voiture. On voudrait que d'ici 2025, 65 % des déplacements se fassent en transports en commun", explique Annika Dalén. Une fois encore, l'approche est genrée puisque ce sont surtout les hommes qui conduisent. Des habitudes difficiles à contrer, mais le défi ne semble pas insurmontable.
"En 2024, l'esprit progressiste reste bien ancré, ajoute Linda Gustafsson. L'université est toujours le creuset de nouvelles idées. Avec l'installation de géants de la tech et la production d'acier décarboné dans le Nord, Umeå s'agrandit de 1 000 nouveaux habitants chaque année. Il faut qu'ils aient envie d'y rester."
Sur la photo : Linda Gustafsson et Annika Dalén, responsables d’égalité des genres à Umeå, première ville à créer ce poste en 1989, posent dans le tunnel qui relie la gare au quartier de Haga, conçu pour une totale sécurité.
1. Elle a monté son label, Millyon. Instagram : @heavensmallofficial
2. Instagram : @davinafellgard.
3. Unga 22, enquête en ligne de la municipalité d'Umeå (2024).
4. Depuis octobre 2022, les Démocrates de Suède (extrême droite) font partie de la majorité.
Ce reportage a initialement été publié dans le magazine Marie Claire numéro 864, daté septembre 2024.
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